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Le Bruit Du Temps
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La récréation que fut pour elles l'écriture d'Orlando n'était pas même commencée que Virginia Woolf, au printemps 1927, songeait déjà à l'oeuvre «très sérieuse, mystique, poétique», qu'elle souhaitait écrire ensuite. Le livre, dans son esprit, s'est d'abord intitulé «Les Phalènes».
Elle a alors «l'idée d'un poème-pièce: l'idée d'un courant continu [...], d'une histoire d'amour». Elle y pense en écoutant sur son gramophone les dernières sonates pour piano de Beethoven. Mais elle ne l'écrira vraiment que deux ans plus tard, lorsqu'elle aura trouvé le titre dé nitif. Le livre achevé, tel qu'il se présente et comme le montre magistralement la préface de la traductrice est moins un roman qu'une élégie, une composition musicale, où le rythme est premier.
Du dehors, Les Vagues se présentent ainsi: neuf interludes annoncent neuf épisodes. Les interludes suivent la course du soleil, de l'aube au soir, les variations de la lumière, le rythme des vagues, l'état d'un jardin, d'une maison, le chant des oiseaux. Dans les épisodes, six personnages qui sont plutôt des voix, des fantômes qui hantent la romancière, comme ces phalènes venus battre contre la vitre dont l'image l'a tellement marquée: Bernard, Susan, Rhoda, Neville, Jinny, Louis, dans l'ordre de leur apparition. Chaque épisode marque un moment important de leur vie - enfance, école, université, dîner d'adieu, mort de Perceval ( gure centrale dont le modèle est oby, le frère de Virginia, trop tôt disparu), vie, maturité, Hampton Court, monologue de Bernard. Comme l'écrit Mona Ozouf: «l'un des charmes du livre - au sens fort est magique du terme - tient à l'investigation, sans cesse déçue, sans cesse relancée, où il précipite son lecteur. Avec les indications fugitives de Virginia, nous nous ingénions à recomposer l'identité de chacun: l'éclat sensuel de Jinny, l'évanescence tragique de Rhoda, la plénitude maternelle de Susan, la solitude de Louis, l'homosexualité de Neville, le détachement de Bernard.» Mais il tient aussi au fait que ces «personnages» n'en sont pas, et que la eur à sept pétales qu'ils composent avec Perceval n'est autre que la romancière elle-même dont ils sont aussi les re ets, chacun représentant une part d'elle-même. Le livre peut donc être lu aussi comme une autobiographie de l'écrivain, où la littérature est constamment présente, à travers chacune des six voix, à chaque âge de la vie. Écrire, pour Virginia Woolf, c'est, nous dit Cécile Wajsbrot : «s'insérer dans une lignée littéraire [...] et se placer aux côtés de Shakespeare, de Shelley, en explorant d'autres territoires, de brume et d'interdit, car les maîtres sont des aventuriers. C'est le pari des Vagues, ambitieux et secret, une autobiographie, une élégie, mais une autobiographie mystique - mystique de la littérature.»
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Trois Guinées (1938), l'un des deux écrits féministes de Virginia Woolf, est le dernier livre qu'elle publiera de son vivant. Elle en a eu dès 1931 l'idée « en prenant son bain », « comme une suite à Une chambre à soi ». Mais lorsqu'elle se met en 1937 à la rédaction définitive, qui lui a demandé beaucoup de lectures et de documentation, l'époque est sombre, Mussolini et Hitler sont au pouvoir, l'Angleterre voit affluer des réfugiés d'Allemagne, d'Espagne, d'Autriche, puis de Tchécoslovaquie, bientôt dix mille enfants juifs de moins de 17 ans arriveront pour être adoptés par des familles britanniques. Et cela ne manque pas d'influer sur ce qu'est devenu le cadre narratif du livre. Une femme reçoit une lettre d'un homme qui lui demande : comment pouvons-nous empê- cher la guerre ? La lettre reste trois ans sans réponse. Entre-temps une autre lettre est arrivée, d'une femme cette fois, trésorière d'une associa- tion, qui demande de l'argent pour reconstruire un college d'université. Et puis il y a une troisième lettre, celle de la trésorière d'une autre asso- ciation demandant de l'aide pour que les filles des hommes éduqués accèdent à une profession et puissent ainsi gagner leur vie. Dans ses réponses, Woolf déploie avec brio une argumentation sans cesse fondée sur des faits qui explique ses réticences : chaque demandeur recevra une guinée mais la narratrice refusera d'adhérer à la société de l'homme qui veut empêcher la guerre. Trois Guinées est à la fois un essai documenté et un pamphlet à la violence ironique radicale.
Woolf a elle-même déclaré qu'il y a dans ce livre - dont l'écriture n'est jamais didactique mais toujours littéraire, pleine de détails concrets, de notations vivantes et colorées, de détours apparents - « assez de dyna- mite pour faire sauter la cathédrale Saint Paul ». L'argument au coeur de sa réflexion est effectivement explosif : ces hommes prétendument éduqués à grands frais par la société anglaise, qui dénoncent la dicta- ture à l'étranger, la reproduisent en réalité au sein de leur foyer vis-à-vis de leurs femmes qui s'épuisent à combattre, secrètement et sans armes, des tyrans domestiques qui se sont arrogé tous les pouvoirs. Tout ce sur quoi la société anglaise patriarcale est fondée se révèle un échec et ne mène qu'à la guerre. Il ne servirait à rien de donner aux femmes une éducation et une profession si cela conduisait à les faire reproduire les comportements masculins.
Aujourd'hui, au moment où la parole des femmes se libère, au moment où la guerre est revenue sur le continent européen, la parole libre et ailée de Virginia Woolf est plus précieuse que jamais.
Cette édition abondamment annotée inclut aussi, outre les photos choisies par Viriginia Woolf pour illustrer son propos et qui figurent pour la pre- mière fois dans une édition française, quelques reproductions de pages des albums que l'auteur a constitués pour sa documentation.
La couverture est de Vanessa Bell et les illustrations sont tirées de l'édition originale à la Hogarth Press. -
Le Dernier Printemps de Rosa Luxemburg et autres poèmes dramatiques
Muriel Pic
- Le Bruit du temps
- 5 Mars 2025
- 9782358732086
Muriel Pic s'était déjà approchée du théâtre en donnant la parole à
d'illustres défunts sur une scène imaginaire, dans ses récents Dialogues
des morts sur l'amour et la jouissance,
Rosa Luxemburg (dont Muriel Pic
a récemment édité L'Herbier de prison, accompagné d'un
choix de lettres) y faisait d'ailleurs une apparition. On sait que Bertolt
Brecht désirait écrire une pièce sur le destin tragique de la révolution-
naire allemande et Le Dernier Printemps de Rosa Luxemburg pourrait
donc apparaître comme la réalisation de ce souhait. Or Muriel Pic a
eu la bonne idée de faire du dramaturge allemand un personnage, mais dans
une pièce qui prend le contre-pied de celle qu'il aurait souhaitée, et
qui réintroduit l'amour (« car seul l'amour est révolutionnaire ») et
donc la vie dans ce qui n'aurait été que propagande, autant dire lettre
morte (pour Brecht, « une bonne révolutionnaire est une révolution-
naire morte »). Outre Mathilde Jacob, la secrétaire à qui l'on doit la
préservation des archives de Rosa, et Brecht, les deux protagonistes
sont Rosa Luxemburg elle-même, au printemps de 1918 alors qu'elle
est emprisonnée à Breslau, et Arthur Gertel, le jeune soldat qui a été
chargé de veiller sur elle (et qui a laissé, écrit en français, un émou-
vant témoignage de son expérience). À partir d'une admirable lettre
de Rosa placée en épigraphe, la pièce imagine l'amour qui naît entre
la prisonnière (qui sait que ce sera pour elle la dernière occasion de
rejouer l'histoire de Phèdre et Hippolyte) et son gardien (qui, malgré son refus des illusions, se demande si elle ne
l'a pas ensorcelé). Elle se termine de façon merveilleuse par un escamotage d'illusionniste, triomphe d'une imagination capable, Brecht lui-même finit par en convenir, de changer le cours immuable de l'histoire et de transformer la
tragédie en comédie. Le choix de faire parler ses personnages dans un vers libre d'un grand naturel contribue aussi à
l'impression que nous avons d'assister à la représentation d'un « conte scintillant ». -
Chef-d'oeuvre inachevé du plus grand poète du Siècle d'or espagnol, Les Solitudes n'ont été véritablement publiées qu'après la mort de Góngora, mais des copies manuscrites circulent dès 1613 suscitant aussitôt une polémique entre adversaires et défenseurs de la nueva poesia. Les accu- sations d'obscurité et d'affectation se prolongeront pendant un demi- siècle. Ce long poème narratif est écrit dans un genre aussi nouveau par le sujet (la vie rustique) que par la forme (la silva) où se mêlent libre- ment les vers de 11 et de 7 syllabes, permettant à Góngora d'y déployer ses phrases sinueuses, foisonnantes de métaphores. L'argument, résumé par Ungaretti, en est le suivant : un jeune homme, repoussé par celle qu'il aime, aborde après un naufrage à un rivage. Des chevriers l'accueillent. Le lendemain, il rencontre des montagnards chargés de cadeau de mariage. Il est invité à la noce par un vieillard qui se lance
dans une longue diatribe contre l'ambition. Puis c'est la description des fêtes nuptiales. Dans la seconde solitude dite « des fleuves », on retrouve le naufragé mêlé à des scènes de pêche et d'amour, au quatrième matin il assiste, de sa barque à une chasse au faucon.
Mais, comme l'écrit son traducteur français : « on ne doit pas se lais- ser égarer par l'affabulation outrageusement conventionnelle des Solitudes ; l'histoire de cet amoureux "dédaigné, naufragé outre qu'absent" n'est qu'un cadre à l'intérieur duquel peut déferler toute la richesse du monde : prés, plages et forêts ; agneaux, lions, serpents et faucons ; océans et promontoires ; toutes les espèces d'eaux, de feux et de lumières ; astres et vents ; comme, aussi bien, tous les travaux et les plaisirs des hommes, de la plus petite chose qu'il prend dans sa main pour la manger, huître ou noix, aux plus vastes espaces qu'il aborde et jalonne. » Plus encore, ce qui fait de Góngora un maître, c'est que la tension verbale et l'acuité du regard (transcrite sans aucune perte dans les mots) est « au service des métaphores qui, inventées, reprises et mises en jeu avec maîtrise, audace et enthousiasme, produisent à partir du réel un monde nouveau, dont les limites sont autrement réparties, l'éclat plus souverain et plus exaltant. » -
Paru en 1891, Perdu à jamais [Unwiederbringlich en allemand] constitue avec Effi Briest et Le Stechlin l'un des plus beaux récits de Theodor Fontane (1819-1898) dans lequel Thomas Mann puis, plus tard, Günter Grass s'accordèrent pour reconnaître le plus grand romancier allemand du xixe siècle. Située dans la province du Schleswig-Holstein (alors objet de querelle politique et militaire entre la Prusse et la Danemark) ainsi qu'à Copenhague, cette histoire d'amour à la conclusion tragique permet au lecteur d'admirer non seulement la maîtrise avec laquelle le récit est construit et mené mais aussi, et surtout, le génie avec lequel Fontane déploie un art de la conversation dont il n'est guère d'exemple en France avant Le Côté de Guermantes.
Roman de société, Perdu à jamais est simultanément le tableau de la dégradation progressive d'une union conjugale dans laquelle les valeurs amoureuses aussi bien que les valeurs morales, sont ressaisies dans un équilibre qu'on ne peut qu'admirer. Si Fontane tient en effet la gageure d'accompagner ses protagonistes, le Comte Helmuth Holk et son épouse, Christine, sans jamais se départir d'une sorte de neutralité bienveillante capable de rendre justice à l'un et à l'autre, et sans jamais permettre à son récit de verser dans des jugements unilatéraux, son sens de la magie romanesque fait apparaître en même temps toute l'action dans une lumière aussi mélancolique que séduisante.
Si les personnages évoluent dans des sphères à la fois élevées et différenciées (le château solitaire de Holkenäs près de Flensbourg et la cour de la vieille princesse Marie Éléonore du Danemark), le feuilleté social n'en est pas moins respecté grâce à la présence de personnages secondaires (les enfants du couple, les pasteurs, les domestiques) dont le relief s'impose aussi et contribue à rendre le récit inoubliable. -
Après le roman Hypérion, dans lequel un jeune Grec moderne
exprime son regret de la plénitude de la Grèce antique, Holderlin
tente, en 1798 de son désir de se mesurer à la tragédie grecque, « la
plus rigoureuse de toutes les formes poétiques » et choisit pour thème
l'histoire d'Empédocle, ce philosophe présocratique : « le grand Sici-
lien qui, jadis, las de compter les heures, proche de l'âme du monde,
malgré son téméraire goût de vivre, se jeta dans les flammes admi-
rables » de l'Etna.
Holderlin a écrit trois versions de cette pièce, restées toutes les trois
incomplètes. Les trois sont traduites ici. Elles ont chacune leur cou-
leur propre, la première est celle où, sous l'habit grec, c'est un Jacobin
(nous sommes à l'époque de la Révolution française) qui prêche la
liberté, l'égalité et la fraternité, appelant de tous ses voeux le nouvel ordre
social. Dans la deuxième version, le héros apparaît davantage comme
un fondateur de religion. Dans la troisième, Empédocle n'est plus « plus
qu'une âme brûlant déjà dans son corps d'homme avant d'aller, pour le
fondre avec les éléments, le précipiter dans le feu de la terre ».
Traducteur de ces trois fragments, poète lui-même, Jean-Claude
Schneider, pour qui « Holderlin aujourd'hui, c'est d'abord une langue » a tenté de faire passer en français les par-
ticularités de cet allemand si neuf et « en rébellion contre l'harmonie » qu'il décrit dans sa préface, tout en restant
soucieux d'aboutir à un texte qui a vocation à être dit sur la scène.
Le livre est enrichi par la traduction nouvelle de l'important texte théorique écrit en 1799 par Holderlin avant sa
troisième tentative. Le remarquable essai de Clément Layet qui suit sa traduction va bien au-delà d'une simple
postface. Désireux d'éclairer cet ensemble « particulièrement abrupt » et de rétablir une unité entre le poème dra-
matique et l'essai il montre en quoi la conflictuatlié fondamentale qui était au coeur de la pensée du philosophe
grec correspond au conflit intérieur présent chez Holderlin. Et c'est le sens même du destin du poète allemand
qu'il présente sous un nouveau jour, en résonance avec notre présent. Sans éviter la question que pose la récupé-
ration de la poésie de Holderlin par les nazis : n'y a-t-il pas quelque chose de « pourri » (comme l'avait écrit Paul
Celan) dans l'idéalisation du sacrifice que représente La Mort d'Empédocle ? -
Les deux grandes figures de ce livre sont la ville d'Odessa avant et pendant la révolution, et le gangster juif Bénia Krik, un personnage haut en couleur devenu l'emblème de la ville et qui fait désormais si bien partie de son folklore que certaines répliques des récits de Babel sont devenues proverbiales. Ce recueil comprend non seulement les fameux Récits d'Odessa qui ont contribué, avec Cavalerie rouge, à rendre Babel célèbre dès les années 20, mais on y trouvera également six autres récits de la même veine, quatre essais consacrés à Odessa, ainsi que la pièce de théâtre Le Crépuscule et le scénario Bénia Krik, qui mettent en scène les personnages des récits. Tout, dans ces pages, danse, chante et rutile, que ce soit le cadre : « Les tables couvertes de velours se tortillaient à travers la cour comme des serpents dont on aurait rapiécé le ventre avec des morceaux de tissu de toutes les couleurs, et ils chantaient d'une voix profonde, ces morceaux de velours orange et rouge » ou les gangsters juifs eux-mêmes : « Aristocrates de la Moldavanka, ils étaient sanglés dans des gilets rouge framboise, leurs épaules étaient moulées dans des vestons rouille, et sur leurs jambes charnues craquait un cuir couleur d'azur. » Les couleurs crues et chantantes, le soleil et la mer, la truculence des dialogues et la saveur des descriptions... Dans ces pages explose le feu d'artifice d'un monde voué à disparaître, et qui mourra, comme Bénia Krik dans le scénario qui devait être tourné par Eisenstein, abattu par les révolutionnaires, pour laisser place à un monde nouveau où vont dominer le rouge et le noir. Sophie Benech a traduit ces pages avec tout l'amour qu'elle leur porte. Sa traduction, tirée du volume des oeuvres complètes publié au Bruit du temps il y a dix ans et déjà devenu une référence, rend enfin justice au style du grand admirateur de Maupassant que Babel est demeuré toute sa vie.
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La promenade sous les arbres
Philippe Jaccottet
- Le Bruit du temps
- Poésie En Poche
- 18 Novembre 2022
- 9782358731836
La Promenade est le tout premier livre en prose de Philippe Jaccottet. Commencé à l'automne 1952, repris et complété peu après le mariage de Jaccottet et son établissement à Grignan, il marque dans l'oeuvre un premier mouvement de retour sur une expérience poétique encore à ses débuts, treize ans avant la parution de Paysage avec figures absentes. C'est par La Promenade que Jaccottet inaugure la forme de prose méditative à laquelle on l'associera, découlant tout entière de sa pratique de la note, cette prose toujours à la recherche de la plus grande exactitude (le poète se demande sans cesse si ce qu'il vit, fait ou décide «sonne juste») oscille entre le recueil d'observations, le discours solennel et la confession. Le livre est à la fois nocturne et matutinal, «le plus lumineux et le plus perméable de tous les arts poétiques du XXe siècle » selon Peter Handke. L'admirable, c'est que la description d'une expérience menée à l'intérieur des mots nous parle en réalité de notre propre vie. Comme le remarque son préfacier, «on y perçoit presque à tout moment la présence d'une discrète jubilation, l'eurêka modeste du poète qui découvre la cohérence de sa propre manière.»
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Cette suite de cent douzains en vers libres mesurés doit son titre
aux deux qualificatifs par lesquels un grand musicien antimoderne
et compromis (le pianiste Alfred Cortot) caractérisa des musiques
modernes tenues pour dégénérées. Le livre refuse de manière
sèchement mélodiée les dérives qui ont entraîné la sensibilité
vers un projet de purification des décisions artistiques. Un tel
projet entrait dans un plus ample programme d'élimination d'une
partie de l'humanité au nom de l'humanité, comme il se produit
dans les guerres, et avec une affreuse radicalité dans le cas du
national-socialisme. Mais « la poésie, c'est la guerre », et ce mot de
Mandelstam devrait hanter chaque moment d'écriture du moindre
poème, comme le mot de Shakespeare : « Tu fuiras l'ours, mais si
sur ta route se dresse une mer en furie, tu te retourneras vers la
gueule de la bête. » -
Publié en 1910, sous le titre anglais d'Howards End, Le legs de Mrs. Wilcox est le quatrième roman de Forster. Situé dans l'Angleterre du tout début du xxe siècle, qui est encore celle de l'Empire britannique et déjà celle des débuts de l'automobile, le roman, à travers l'histoire des deux soeurs Margaret et Hélène Schlegel, fait se rencontrer, non sans heurts, trois familles qui représentent trois catégories sociales de l'Angleterre. Les soeurs Schlegel, filles d'un émigré allemand, représentent une grande bourgeoisie « cosmopolite », cultivée et « libérale » au sens anglais du terme, c'est-à-dire « de gauche », préoccupée par la question sociale et les droits des femmes ; les membres de la famille Wilcox, rencontrée au cours d'un voyage en Allemagne, sont, quant à eux, des industriels, parfaits représentants de l'Empire et du « libéralisme » britannique ; tandis que Leonard Bast, mal marié à la peu recommandable et pitoyable Jackie, est un petit employé londonien qui aspire à la culture sans en avoir les moyens. Avec plus de maestria encore que dans les romans précédents, Forster parvient merveilleusement à allier la comédie (et même la satire) sociale à son désir de poser dans le roman, à travers ses personnages, la question de la réalité, qui ne s'atteint que dans l'accomplissement intégral de soi. Virginia Woolf écrit à ce propos : « À nouveau, mais sur un terrain de bataille plus vaste, se poursuit le combat que l'on trouve dans tous les romans de Forster - le combat entre les choses qui importent et celles qui n'ont pas d'importance, entre la réalité et les faux-semblants, entre la vérité et le mensonge. » Il faudra non seulement toute la patience de Margaret Schlegel, mais aussi la violence des événements, pour que son désir de « mettre du lien » entre les choses et les êtres (« relier suffit » est la devise du roman), qu'elle met en pratique en épousant Mr. Wilcox, finisse - comme dans Le plus long des voyages - par aboutir à une harmonie retrouvée, loin de la trop moderne Londres : les trois familles se réuniront enfin en la personne de Tom, le fils adultère d'Hélène et de Léonard, à Howards End, dans la maison de campagne que la vieille Mrs. Wilcox avait souhaité léguer aux Schlegel. Le livre fut un immense succès public dès sa parution. Mais, comme l'a très bien noté David Lodge dans sa préface à l'édition Penguin du roman, en 2000, s'il dépeint avec une parfaite exactitude l'Angleterre d'avant la Première Guerre mondiale, sa manière de mener le débat entre les valeurs de « l'intelligentsia de gauche » que l'on pourrait qualifier « anachroniquement » d'écologiste, représentée dans le livre par la famille Schlegel, et celles de la bourgeoisie capitaliste reste d'une étonnante actualité. Il a été adapté avec succès au cinéma en 1992 sous le titre Retour à Howards End par James Ivory, avec Vanessa Redgrave, Emma Thompson et Anthony Hopkins.
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Mandelstam qui avait été dans le Caucase au début des années 20, a rêvé de l'Arménie pendant des années avant de pouvoir enfin s'y rendre, grâce à l'appui de son ami Boukharine, en 1930. Les quelques mois de ce séjour (de mars à octobre) seront pour lui comme « une dernière journée de sursis » (Ralph Dutli) dans son existence de proscrit. Le journal de ce voyage, qui sera sa dernière oeuvre publiée de son vivant, survient, dans son oeuvre, comme une bouffée de l'air des hautes terres et des premiers temps de l'histoire humaine (« J'ai eu la chance d'assister au culte que les nuages rendent à l'Ararat ») emplissant les poumons du poète. Loin de l'oppression soviétique évoquée à la toute fin du volume avec l'hisoire du tsar arménien Archak qu'a emprisonné par l'Assyrien Shâpur, qui le prive « de son ouïe, de son goût et de son odorat ». Or ce sont précisément les notations sensorielles, la finesse de la perception, qui font le prix de ces pages où le narrateur-voyageur ne cesse de nous faire partager son émerveillement, tout en soulignant l'unité du monde où se lit partout la grande écriture chiffrée des signes. Paradoxalement cette unité est saisie de manière discontinue, par une succession d'éclats. Ces ruptures donnent à ce petit livre toute sa fraîcheur et sa fantaisie, qui sont ceux de la vie-même dont son oeil s'empare « avec une rage de grand seigneur ». Lui-même le souligne dans une réponse à ses détracteurs : « Mon petit livre explique que le regard est l'instrument de la pensée, que la lumière est une force et l'ornement une réflexion. Il y est question d'amitié, de science, de passion intellectuelle et non de «choses». » Et, dans son livre : « les dents de la vue s'effritent et se brisent, lorsqu'on regarde pour la première fois les églises d'Arménie. »
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Avec autant de naturel que, dans les grands poèmes de Quatuor, il retrouvait le ton et la voix des grands poètes lyriques du siècle der- nier, Emmanuel Moses, dans ce beau récit, s'inscrit dans la tradi- tion la plus ancienne qui soit, celle des conteurs venus d'Orient (on pense aux Mille et une nuits) ou d'Occident (Chrétien de Troyes et les romans du Moyen Âge sont plusieurs fois cités). Le titre est emprunté à Rimbaud, comme pour signifier dès l'abord que le conte et la poésie sont de même nature, mais l'« auberge verte » bien réelle qui lui sert de cadre (elle est tenue par deux citadins qui s'y sont instal- lés après avoir quitté la ville et leurs professions dans des buildings de verre et d'acier parce qu'ils avaient constaté que la vie qu'ils y menaient « les avait dépouillés des véritables mots »), est aussi le lieu immémo- rial à la source de tout récit, le lieu où des inconnus se rencontrent et, sous l'effet bienfaisant du vin, se mettent à raconter. Il y en aura trois : L'homme du Nord, l'homme de l'Ouest et l'homme de derrière les montagnes.
Mais avant même que ces trois hôtes de passage que le hasard a réunis ce soir-là à l'auberge ne donnent leur propre récit, celui de Moses, par la magie de la narration, nous donne à lire les pensées qui les préoc- cupent. Ce sont, comme les histoires qui suivront, des pensées dans lesquelles l'angoisse est présente - ainsi dans le cas de l'homme du Nord, des cris qui le hantent et qui mêlent l'histoire d'une petite fille et ceux des massacres de la grande Histoire - mais finira par se dissi- per comme un mauvais sortilège. De même, dans l'esprit de l'homme de l'Ouest, le souvenir des cimetières omniprésents au bord des routes au cours de son trajet en automobile sont contrebalancés par la beauté « de la lumière naissante » - et poignante - descendue du ciel pour éclairer et magni- fier le monde. La description du lieu, la manière dont les repas sont préparés, l'attention que les tenanciers portent à leurs hôtes de passage qui pourraient aussi bien être des dieux déguisés en mendiants, les réflexions et les souvenirs de tous les personnages, leur disposition d'esprit très particulière ce soir-là contribuent à faire de cette auberge une véritable utopie, un lieu de « bonne fortune », où le malheur personnel ou les horreurs du monde, ce que la femme de l'aubergiste appelle « la grande tempête », ne sont pas niés, mais comme suspendus, ouvrant à tous les possibles. Aucun étonnement alors si, dans les dernières pages du livre, quand le rideau s'est enfin levé, « marquant le début de la pièce » et quand les trois hommes prennent enfin la parole, leurs récits, qui sont des histoires d'exil, de migrants, sont placés - à rebours de tout ce qui s'écrit aujourd'hui - sous le signe d'un éloge des fins heureuses et l'affirma- tion d'un espoir : « le vent de l'espoir s'est levé, non pas pour lui, non pour ses contemporains, mais pour le futur », déclare l'homme de derrière les montages. Le texte s'achève sur le mot « joie ». -
Le titre fait référence à la chambre 39 de l'hôtel du Grand Miroir, dans la rue de la Montagne, à Bruxelles, que Baudelaire occupa à la toute fin de sa vie, de juillet 1864 à juillet 1866. Car ce à quoi Gilles Ortlieb a souhaité se confronter en écrivant cet essai, c'est à l'énigme que pose la vision d'un poète non pas dépossédé tout à fait de ses propres res- sources d'imagination, mais sous l'emprise de deux aspirations contra- dictoires : la fuite (de Paris, du travail, de soi) et la recherche (de soi, d'un livre et, en définitive, de la mort). Après s'être beaucoup docu- menté de façon à pouvoir étayer son texte de détails ininventables, il s'est donc proposé d'accompagner, avec les moyens du bord, les mois passés par Baudelaire en Belgique de reprendre ligne à ligne le livre que l'auteur des Fleurs du mal avait projeté d'écrire pendant et sur son séjour, de localiser les quelques traces de son passage encore visibles ici et là, d'imaginer et de conjecturer, lorsqu'elles avaient disparu, ce qu'avait pu être son existence ; et de reformuler, encore et encore, la question suivante : « Comment expliquer qu'il ait laissé perdurer, jusqu'à une désarticulation mentale complète, une situation qui engen- drait chez lui un tel mal-être, de telles frustrations ? » Il y a là un noeud existentiel qu'Ortlieb décortique avec l'empathie de qui semble avoir lui-même souffert de pareille procrastination. Il parvient, en tout cas, à restituer avec une précision quasi hypnotique, l'état d'esprit d'un Baudelaire confit dans son rejet, alors même qu'il avait d'abord espéré, en venant à Bruxelles, y trouver les ressources nécessaires à un sursaut dans sa vie d'écrivain. Sans doute parce que « peu a changé en somme » et que lui-même a arpenté, inlassablement, cent quarante ans plus tard, les mêmes lieux, éprouvant parfois les mêmes vertiges : « la foule des dimanches matin ondoie au pied de la tour du Midi pour se frayer un chemin entre les vendeurs de tapis de voiture, de tabac de la Semois, de livres à colorier, d'assortiments de tournevis, et d'animaux en peluche fluorescente. De temps à autre, le sol, imperceptiblement, vibre au pas- sage d'un train sur les talus ou d'un convoi souterrain, les odeurs de friture rivalisent avec des effluves de fleur d'oranger et de barbe à papa, et des filets d'urine stagnent dans les tunnels et les recoins pendant que des réfugiés d'Europe centrale au teint clair s'efforcent d'écouler à bas prix des poupées gigognes, des optiques russes, des vêtements mili- taires et autres butins de rapines. Dimanches à Bruxelles, l'ennui et le rien. »
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Écoutant son mentor Maxime Gorki, qui l'avait incité à se frotter à la réalité, Babel suivit la campagne de Pologne en tant que correspondant de guerre du journal Le Cavalier rouge. De mai à septembre 1920, cet intellectuel juif porteur de lunettes accompagna à travers la Volhynie les cosaques de la 1re armée de cavalerie commandée par Boudionny. Ces quelques mois donneront naissance au livre qui a fait sa gloire et qui fut très vite traduit dans toutes les langues. Les textes de Cavalerie rouge, d'abord publiés séparément dans des revues et des journaux, furent rassemblés pour la première fois en recueil par Babel lui-même en 1926. Dans ces brefs tableaux que l'on pourrait rapprocher de certaines gravures de Goya, le style de Babel est éblouissant. Un de ses lecteurs de la première heure a noté qu'il pouvait parler aussi bien, dans le même paragraphe, de la beauté du ciel étoilé et des pires désastres de la guerre. Les exemples en sont innombrables dans Cavalerie rouge. Ce qui pourrait apparaître comme une fascination pour la violence relève en réalité d'une « passion de bête fauve pour la perception », de la volonté, chez l'artiste Babel, d'appréhender le réel sous toutes ses formes. L'écrivain est moins attiré par la violence des cosaques dont, en tant que Juif, il a été victime dans son enfance, « que par l'audace, le caractère passionné, la simplicité, et la franchise - et la grâce » dont ils peuvent aussi faire preuve. Il semble bien qu'il faille attribuer à Gorki ce conseil que Babel a suivi toute sa vie et que, dans un de ses textes « autobiographiques », il met dans la bouche d'un vieux correcteur d'imprimerie : « Un homme qui ne vit pas dans la nature comme le fait une pierre ou un animal n'écrira pas de toute son existence une seule ligne qui vaille quelque chose. »
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Le dernier voyage de Soutine
Ralph Dutli
- Le Bruit du temps
- Collection Poche
- 20 Octobre 2023
- 9782358731935
La parution, en septembre, des Amants de Mantoue de Ralph Dutli, est l'occasion de redonner à lire, en collection de poche, son premier roman, Le Dernier voyage de Soutine, acclamé par la critique lors de sa parution au Bruit du temps en 2016.
Caché dans le corbillard qui le conduit de Chinon à Paris pour y tenter l'opération qui seule peut le sauver de l'ulcère à l'estomac dont il souffre depuis des années, le peintre Chaïm Soutine, durant les 24 heures que va durer le trajet, se remémore, en un flux d'images parfois délirantes provoquées par la morphine, toute son existence. À demi fictif, à demi historique, le roman relate ainsi les divers épisodes de la vie de Soutine, depuis qu'il a choisi d'enfreindre l'interdit qui frappait les images dans le shtetl de son enfance : le rêve de devenir un grand peintre, poursuivi de Vilnius à Paris, alors capitale mondiale de l'art ; les années de bohème à Montparnasse et l'amitié improbable avec Modigliani ; le succès soudain, avec la rencontre du Dr Barnes, son mécène américain. Mais ces années dorées qu'accompagnent les deux figures féminines, Gerda Groth et Marie-Berthe Aurenche, prennent brutalement fin avec la guerre et ses persécutions, qui l'ont ontraint à fuir Paris malgré sa maladie et, finalement, au stratagème de ce dernier voyage et à tous ces détours pour échapper aux griffes de l'occupant. Dans son délire, Soutine, qui croit que seul le lait peut le guérir de son ulcère, s'imagine avoir été conduit dans un paradis blanc, à la fois hôpital et prison, où il rencontre un mystérieux Dr Bog, qui lui promet la guérison s'il renonce à la couleur...
Le roman de cette existence tourmentée, écrit dans un style qui parvient à donner un équivalent de la fièvre qui anime les coups de pinceau du peintre, nous parle avec force de l'enfance et de l'exil, de la maladie et la douleur, de l'impuissance des mots et du pouvoir bouleversant de la couleur et de l'image. -
Lorsqu'elle sonne à la porte d'Anna Akhmatova, le 10 novembre 1938, et pénètre pour la première fois dans l'appartement sordide de l'ancien palais où vit l'un des plus célèbres poètes russes du xxe siècle, Lydia Tchoukovskaïa a trente et un ans, Akhmatova quarante-neuf. Les deux femmes se sont déjà croisées mais ne se sont jamais vraiment parlé.
Akhmatova connaît le père de Lydia depuis 1912 : Korneï Tchoukovski et elle ont fréquenté les mêmes cercles artistiques et intellectuels avant la révolution. Quant à Lydia, elle voue un culte à son aînée et sait par coeur un grand nombre de ses poèmes. C'est cette mémoire prodigieuse qui lui vaudra de devenir l'une des gardiennes de l'oeuvre d'Akhmatova, qu'elle connaît mieux que personne. Leur amitié commence au pire moment de la terreur stalinienne, qui les a toutes deux durement frappées à travers leurs proches. Dès lors et pendant ces presque trente années, elles vont se soutenir mutuellement dans le malheur. Mais ce qui les lie peut- être plus que tout, c'est leur amour pour la poésie et la langue russe. Chacune d'elles s'efforce de préserver l'authenticité de la pensée et de la langue au milieu d'un océan de mensonges : Lydia Tchoukovskaïa rédige Sophia Pétrovna, le seul roman sur l'année 37 écrit « à chaud », et Akhmatova, qui n'a rien publié depuis une quinzaine d'années, compose son Requiem qu'elle n'ose même pas confier au papier et qui n'existera longtemps que dans la mémoire de quelques amis.
Or à partir de cette date et jusqu'à la mort de la poétesse en 1966, la jeune femme va tenir un journal dans lequel, à chacune de ses visites, elle note en rentrant chez elle, de mémoire, leurs conversations, les poèmes qu'Akhmatova lui récite, des détails de sa vie quotidienne. En dépit d'une période de dix ans durant laquelle les deux femmes ne se virent plus (de 1942 à 1952), les plus de mille pages de ces Entretiens quasi quotidiens constituent donc un témoignage sans équivalent, autant sur la personnalité d'Akhmatova, que sur une époque, et même plusieurs époques de l'histoire de l'Union soviétique (la Terreur, la guerre, le Dégel, l'affaire Pasternak, l'affaire Brodsky, les débuts de la dissidence).
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" Je n'ai pas envie de parler de moi, mais d'épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps...
" Même s'il s'en défend, avec Le Bruit du temps, publié en 1925 et rédigé en Crimée dès 1923, Mandelstam signe son livre le plus autobiogaphique et donc la meilleure introduction qui soit à son oeuvre. Il y évoque le Pétersbourg d'avant la révolution et sa formation de poète : de la bibliothèque (russe et juive) de son enfance à l'étonnant professeur de lettres, V. V. Gippius, qui lui a enseigné et transmis la " rage littéraire ".
Mais le livre est aussi une éblouissante prose de poète, qui annonce Le Timbre égyptien. Une prose où le monde sonore du temps (concerts publics, mais aussi intonations d'acteurs, chuintements de la langue russe) constitue la base du récit, une prose qui jaillit d'un regard à travers lequel le monde semble vu pour la première fois, avec une étonnante intensité. Mandelstam compose ainsi une suite de tableaux d'une exposition sur la préhistoire de la révolution.
Le livre s'achève au présent sous une chape d'hiver et de nuit (" le terrible édifice de l'Etat est comme un poële d'où s'exhale de la glace "), face à quoi la littérature apparaît " parée d'un je ne sais quoi de seigneurial " dont Mandelstam affirme crânement, à contre-courant, qu'il n'y a aucune raison d'avoir honte ni de se sentir coupable. Pourquoi traduire une nouvelle fois Le Bruit du temps alors qu'il existe déjà deux traductions en français, l'une, médiocre, dans une anthologie de proses de Mandelstam intitulée La Rage littéraire chez Gallimard, jamais rééditée ; l'autre, extrêmement précise, par Edith Scherer, à L'Age d'homme, reprise dans la collection " Titres " chez Christian Bourgois ? Sans doute parce qu'il fallait faire appel à un poète pour donner à entendre dans une langue d'une grande richesse, la musique et l'éclat si particuliers de cette prose.
Nous avons commandé cette traduction nouvelle à Jean-Claude Schneider, admiré de poètes allemands comme Hölderlin, Trakl, Bobrowski, qui avait déjà traduit de Mandelstam, à La Dogana, des poèmes de Simple promesse et surtout le magnifique Entretien sur Dante, précédé de La Pelisse.
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Sur Anna Akhmatova
Nadejda Mandelstam
- Le Bruit du temps
- Collection Poche
- 4 Octobre 2019
- 9782358731355
Dès les années 1910, trois grands poètes russes, Goumiliov, Akhmatova et Mandelstam, liés d'amitié et réunis par une même conception de la poésie, énoncent les principes de l'acméisme, une nouvelle « école » poétique qui se démarque profondément tant du symbolisme alors dominant, que du futurisme qui va bientôt s'épanouir.
Goumiliov, qui a été le mari d'Akhmatova et le père de son fils, est fusillé en 1921. Les deux survivants, Akhmatova et Mandelstam, vont eux aussi connaître des destins tragiques. S'admirant et se soutenant mutuellement dans les épreuves, ils resteront fidèles à cette amitié de jeunesse à laquelle la femme de Mandelstam, Nadejda, est très vite associée. Après 1938, date de la mort de Mandelstam dans un camp, les deux femmes restent seules pour affronter la guerre et de nouvelles persécutions, unies par le souvenir d'un passé commun, et surtout par la mémoire de Mandelstam toujours présent entre elles.
Ce livre de souvenirs sur Anna Akhmatova, récemment retrouvé et totalement inédit en français, a été écrit par Nadejda entre les deux tomes des mémoires que nous connaissons, tout de suite après la mort d'Akhmatova en 1966. Nadejda nous livre un portrait de son amie vue à travers le prisme de l'affection. Les anecdotes, les détails, les conversations font surgir devant nous une personne humaine et vivante, une Akhmatova à l'esprit acéré et à l'humour corrosif, avec ses petits travers, mais surtout son courage face aux épreuves, sa noblesse intérieure, et son immense talent. Comme dans le premier tome de Contre tout espoir, la forte personnalité et la remarquable sensibilité poétique de l'auteur sont mises au service du poète dont elle parle.
Il y a néanmoins plus que cela dans ce livre : les réflexions des deux femmes sur la peur, le courage, la liberté, la poésie ou la société soviétique en évolution, donnent à ce portrait une ampleur et une profondeur qui en font bien davantage qu'un simple essai biographique.
Si elle ne l'a finalement pas publié, c'est sans doute qu'elle a souhaité en utiliser partiellement la matière dans le deuxième volet des mémoires, qui brosse un portrait plus général de l'époque dans laquelle avait vécu Mandelstam, et dont la tonalité est moins tendre que dans ces souvenirs plus intimes consacrés exclusivement à Akhmatova.
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Le projet d'un recueil consacré à son enfance à Odessa court à travers toute la vie et l'oeuvre de Babel. Il avait l'intention de le publier en 1939. Mais la plupart de ses manuscrits ayant disparu à la suite de son arrestation le 15 mai 1939, nous ignorons jusqu'à quel point le livre était achevé. Le présent ouvrage est une tentative de reconstitution - comme dans les OEuvres complètes éditées au Bruit du temps en 2011 - qui regroupe dix textes, parus pour la plupart dans des revues avec la mention, « tiré[s] du livre Histoire de mon pigeonnier ». Ces récits ne sont pas présentés selon l'ordre dans lequel ils ont été écrits mais, pour autant qu'il a été possible de le rétablir, selon un ordre chronologique correspondant à l'histoire personnelle du narrateur. Le plus ancien, « Enfance. Chez grand-mère », date de 1915, et les derniers de 1932.
Celui qui a donné son titre au recueil, qui est l'un des chefs-d'oeuvre de son auteur, se réfère aux pogroms qui se déroulèrent en 1905, alors que le jeune garçon vivait encore à Nikolaïev. Comme souvent chez Babel, les moments de la plus grande plénitude, de la beauté la plus accomplie ne sont pas séparés de la violence du monde, comme si la littérature ne pouvait trouver sa plus grande intensité que dans la confrontation avec le réel le plus âpre. C'est aussi dans ces récits qu'il nous fait assister à la naissance de sa vocation de conteur : « Un jour, j'ai vu entre les mains du premier de la classe, Marc Borgman, un livre sur Spinoza. Il venait juste de le lire et ne pouvait s'empêcher de donner aux garçons de son entourage des informations sur l'Inquisition espagnole. Ce qu'il racontait était un savant baragouin. Il n'y avait aucune poésie dans les paroles de Borgman. Je n'ai pu me retenir et je suis intervenu. J'ai parlé à ceux qui voulaient bien m'écouter du vieil Amsterdam, de la pénombre du ghetto, des philosophes, des tailleurs de diamants. Beaucoup de détails de mon cru venaient s'ajouter à ce que j'avais lu dans le livre. Je ne savais pas raconter autrement. Mon imagination donnait de l'intensité aux scènes dramatiques, transformait les dénouements, et mettait du mystère dans les entrées en matière. »
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En 1946, l'éditeur suisse Charles-Henri Mermod (celui-là même que décrit Amaury Nauroy dans Rondes de nuit), qui n'aimait pas la traduction française
existante de La Mort à Venise, en commande une nouvelle à un jeune poète (Philippe Jaccottet a alors 21 ans) qu'il envoie travailler pour lui à Paris. Le livre sera publié l'année suivante, dans la collection du Bouquet, avec une « Note du traducteur », très personnelle, qui voit dans la nouvelle de Mann un exemple de la transfiguration du monde opérée par la poésie, un mystère sauvegardé, une musique profonde, devant lequel le réalisme rend les armes. « Tout ce qu'il y a d'habiletés narratives, de subtilités psychologiques ou de réflexions dans La Mort
à Venise, me paraîtrait peu de chose, n'était cette musique à quoi je prête l'oreille, secrète et s'exaltant sourdement jusqu'à la fin ; musique profonde où la métamorphose justement s'accomplit, où la fable précaire, non par un tour de passe-
passe, mais tout naturellement, rejoint le mythe. » Et il dit son espoir d'avoir
rerouvé un écho de cette musique essentielle dans sa traduction. Le 5 août 1947, l'éditeur et son traducteur se rendent à Zürich pour apporter le livre au grand écrivain allemand, qui l'orne d'une dédicace flatteuse. Néanmoins, les éditions Fischer, détentaires des droits de Thomas Mann, s'étant opposé à sa réimpres-sion, il aura fallu attendre le 70e anniversaire de la mort de Thomas Mann le 12 août 1955, et son entrée dans le domaine public pour la donner à nouveau àlire au public français. -
Au coeur de ce nouveau roman de Cécile Wajsbrot, il y a un souvenir d'enfance, celui d'une disparition. Une femme se souvient d'une autre femme qui apparaissait parfois chez ses parents avant de s'en aller au loin pour de longues périodes, et dont ne lui reste qu'une ancienne photographie. À chacun de ses retours, elle apportait dans la vie de l'enfant un parfum d'aventure. Un jour, celle qui était à ses yeux la fée des voyages n'est plus revenue. Elle était hôtesse de l'air et avait (l'enfant ne le saura que beaucoup plus tard) perdu la vie dans une catastrophe aérienne en 1961, son avion s'étant écrasé dans le désert algérien. L'histoire de cette femme, depuis des années, obsède la narra- trice comme une blessure non refermée. Au point que cet accident est devenu, écrit-elle, « le point de fuite de son existence, ce qui lui donne son unité », alors même qu'à chaque tentative qu'elle a faite pour s'approcher de ce mystère, elle a eu le sentiment d'aborder un domaine interdit. L'enquête qu'elle poursuit néanmoins est le fil rouge du livre et conduira la narratrice à découvrir que le crash de cet avion d'Air France, en Algérie, à cette date n'est peut-être pas un accident... Mais la beauté du roman, sa richesse, vient de ce que Cécile Wajsbrot parvient à rendre à cette histoire particulière, somme toute banale comme l'est toute mort accidentelle, la dimension d'une tragédie - ou plutôt d'un « opéra » contemporain. À l'origine du récit tragique, il y a cet appel, ce besoin de répondre à une question restée sans réponse que la romancière met en scène au début du livre, dans une très belle ouverture, en montrant que sa narratrice ne fait que reprendre l'antique rôle du coryphée qui se détache du choeur pour prendre la parole. Son rôle va être de redonner vie à ceux qui manquent, aux personnes disparues ou absentes. Mais ce personnage qui semble sorti de l'antiquité dirige bientôt ses pas vers l'escalator d'un centre d'art contempo- rain, à la suite d'une visiteuse qui découvre une installation vidéo de Hito Steyerl, annonçant le thème du roman : After the crash. Manière d'affirmer, comme Cécile Wajsbrot le fait dans ses essais, que « la littérature est semblable au tissage de Pénélope » et que, de son origine à nos jours, elle n'a cessé de faire et défaire la même toile sans fin. Et, tout au long du livre, ensuite - comme souvent chez elle - un choeur de voix invisibles va venir commenter et enrichir le récit principal d'un contrepoint de variations sur le thème du voyage aérien, du désir que, depuis Icare, les hommes ont toujours eu de voler, de leur goût pour le ciel et les oiseaux qui le peuplent, de la chute et du passage dans l'autre monde. Et c'est bien, en définitive, le mystère de la destinée humaine que la romancière aura, une fois de plus, sondé.
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Publié en 1967, ce beau récit, d'une grande simplicité, porte en épigraphe une citation de Tolstoï : « La moralité d'un homme se reconnaît à son attitude envers la parole. » George Steiner, dans un article de la New York Review of Books où il décernait à ce livre le statut de « classique », en résume le début : « Nous sommes en février 1949, et la Jdanovchina - la purge des intellectuels décidée par Andréi Jdanov, le voyou en charge de la culture sous Staline - commence. L'action se passe dans une maison de repos pour écrivains dans la partie russe de la Finlande. Nina Sergeievna, une traductrice, est l'une des privilégiés auxquels l'Union des écrivains a accordé un mois de repos à la campagne, loin du stress moscovite. O ciellement, elle est censée se reposer ou travailler à ses traductions. Ce qu'elle essaie en réalité de faire, c'est de se plonger dans la rédaction d'un récit de la disparition de son mari pendant les persécutions staliniennes de 1938, et de se libérer ainsi, au moins en partie, d'un long cauchemar. » À la torture face aux propos de ses compagnons de séjour, des intellectuels inféodés au régime qui crachent leur venin sur Pasternak ou dont les narines frémissent à la moindre rumeur des répressions qui sévissent à Moscou, elle se lie d'amitié, au cours de ses promenades dans la forêt enneigée, avec Bilibine, écrivain lui aussi, qui a vécu des années de camp et se trouve donc à même de l'aider pour sa « plongée », en lui apprenant ce que son mari a sans doute vécu. Un début d'idylle se noue. Jusqu'au jour où Bilibine lui con e le manuscrit du roman qu'il a écrit pendant son séjour : tout est travesti, elle reconnaît bien la mine où il lui dit avoir travaillé pendant ses années de camp, mais qui sert ici de décor à un livre de propagande réaliste socialiste célébrant l'enthousiasme des travailleurs. Bilibine, qui s'est mis au service du mensonge, sortira de sa vie, et tous deux retournent à la noirceur de Moscou.
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En mars 1927, Virginia Woolf en train de corriger les épreuves de La Promenade au phare, dans l'épuisement où la laisse l'achèvement de chacun de ses grands romans, note dans son journal l'idée d'un nouveau livre : elle pense à un « temps télescopé comme une sorte de chenal lumineux à travers lequel mon héroïne devrait avoir la liberté de se mouvoir à volonté ». Elle ajoute que la veine satirique y sera dominante: un roman à la Daniel Defoe, où elle se moquera de son propre lyrisme. Ce sera Orlando, la biographie imaginaire d'un personnage dont nombre de traits sont empruntés à Vita Sackville-West (à laquelle elle est liée depuis plus d'un an) et qui, alternativement homme et femme, traverse plusieurs siècles de l'histoire de l'Angleterre avec le souhait d'obtenir la gloire, non par ses actes, mais par ses écrits. Le livre connaîtra un succès sans précédent. L'écrivain et biographe Peter Ackroyd en analyse parfaitement les raisons: «L'un des grands thèmes du roman réside dans la transsexualité d'Orlando. Depuis les Métamorphoses d'Ovide, il y a toujours eu un courant, dans la littérature occidentale, fasciné par ce type singulier de transformation qui représente le pur plaisir de l'invention, et du changement, comme si l'acte d'écrire luimême était une forme de libération. Il y a là une vérité profonde: «dans tout être humain a lieu une sorte de vacillation d'un sexe à l'autre», écrit Woolf. Mais, pour l'écrivain, un tel changement est aussi une source profonde d'énergie. C'est pourquoi Orlando est un tour de force d'une incroyable vivacité intellectuelle, où la gaieté et une inventivité fantasque donnent à voir ce qu'elle en a dit elle-même: ce sont bien là les «vacances d'un écrivain». On sent comment s'allège, à mesure qu'elle écrit, la pression qu'exerçaient sur elle ses pensées. Les phrases semblent presque amoureuses de leur propre audace; elles déferlent et, dans leur arti ce, créent de toutes pièces un monde qui fait penser à une tapisserie splendide dans laquelle évoluent les personnages.»
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La réception hors de Russie de l'oeuvre du poète Ossip Mandelstam (1891- 1938) - selon Nabokov «le plus grand de tous ceux qui ont tenté de survivre sous le pouvoir soviétique» -est en soi une page passionnante de la culture européenne. En France, Mandelstam est traduit ponctuellement une première fois dans la revue Commerce, dès 1925. Mais, pour que son oeuvre trouve en n la place qui est la sienne, celle de l'une des oeuvres poétiques les plus importantes du e siècle, il faudra attendre que le poète allemand Paul Celan reconnaisse en lui son frère et le traduise en allemand (1959), puis la publication de Contre tout espoir, les volumes de souvenirs de Nadejda Mandelstam à partir des années 1970. Dès lors, Mandelstam a été traduit assez abondamment mais chez plusieurs éditeurs et par des traducteurs divers. Il est devenu l'égal des grands phares de la poésie qu'il n'a cessé de célébrer: Dante, Villon, Pouchkine, Verlaine...
La présente édition réunit pour la première fois, à la seule exception de la correspondance du poète, l'intégralité de l'oeuvre, entièrement traduite par Jean- Claude Schneider, éminent poète et traducteur auquel Paul Celan lui-même avait en quelque sorte passé le ambeau en lui o rant en 1966 sa propre version de quelques poèmes de Mandelstam.
Avec ces deux volumes, le lecteur français pourra en n circuler aisément des recueils de poèmes dont les titres lui sont peut-être familiers - La Pierre, Tristia, Les Cahiers de Voronej - aux récits en prose - Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien, Le Voyage en Arménie - et aux essais, notamment à ses grands textes sur la poésie dont le plus célèbre est le magistral Entretien sur Dante. Et cela dans une traduction qui tente : « de ne rien perdre de cette langueni le ruissellement, ni la surprenante explosion sonore, et de ne rien lui ajouter qui l'alourdisse, la dilue, la paralyse». Mais il pourra surtout découvrir de nombreux textes moins connus, notamment les nombreux poèmes «non rassemblés en recueil ou non publiés» et tout l'éventail des passionnantes petites proses, depuis les «impressions de Crimée» et du Caucase jusqu'à sa «Préface auQuatrevingt-treize de Victor Hugo» et à son article sur «Scriabine et le christianisme».
L'indispensable appareil critique, aussi discret que possible (notes, chronologie, bibliographie placés en n de volume), est dû à Anastassia de la Fortelle, qui enseigne la littérature et la langue russe à l'université de Lausanne. Il parachève cette édition, préfacée par deux essais remarquables du traducteur, qui devrait devenir l'édition française de référence de ce grand classique de la littérature russe.